Il m'a également fallu du temps pour découvrir à qui ils appartenaient. Mes amis français m'ont conseillé d'agir progressivement et de jouer la carte de la diplomatie. Nous sommes ici à la campagne et le fait d'être étranger – à fortiori avec un accent anglais – peut générer une certaine méfiance. Il était évident que je n'arriverais à rien si je frappais aux portes en accusant les propriétaires de maltraiter leurs chevaux… Toute une année durant, je me suis contentée de saluer les gens que je croisais lors de mes promenades, puis j'ai commencé à poser discrètement des questions sur les chevaux. Un voisin m'a confié un jour que je perdrais mon temps à m'adresser à leur propriétaire. J'ai donc poursuivi mes "manœuvres d'approche" avec prudence, jusqu'au jour où j'ai finalement lié connaissance avec la femme du propriétaire alors qu'elle promenait son chien. Dans un premier temps, je me suis contentée de parler de choses et d'autres avec elle, sans évoquer les chevaux. Puis un jour, je me suis jetée à l'eau et lui ai confié qu'à force de voir les chevaux de son mari pendant mes balades quotidiennes, je m'étais attachée à eux, en grande amie des animaux que j'étais ! Jusque là, tout allait bien, elle semblait même apprécier que je leur rende visite.
Mais c'est du côté des chevaux, qu'il y avait problème. Scipion montrait des signes de souffrance et commençait à boiter. J'ai alors demandé aide et conseils auprès de personnes qui travaillent avec les chevaux. S'ils ont immédiatement accepté de donner les soins nécessaires, ils m'ont cependant prévenue qu'ils ne pourraient rien faire sans l'accord du propriétaire. Il me fallait donc me résoudre à le rencontrer enfin. J'ai pris mon courage à deux mains, préparé un beau discours et un grand sourire et suis allée frapper à sa porte. Après les présentations d'usage, j'ai raconté que des amis qui me devaient une faveur étaient prêts à soigner les pieds de Scipion gratuitement, avec son accord bien entendu. J'ai ajouté que j'aimerais beaucoup continuer à m'occuper des trois chevaux, pour le plaisir et gracieusement s'entend. Le visage du propriétaire s'est éclairé au mot "gratuitement".
C'est ainsi que l'aventure a vraiment commencé. Pour faire court, le propriétaire se fait vieux et ne veut pas dépenser un sous pour ses chevaux, dont il souhaite d'ailleurs se débarrasser. Il appréciait de les avoir quand il était plus jeune, surtout qu'il les employait comme "tondeuses vivantes" pour l'entretien des nombreux pâturages qu'il possède (quelqu'un m'a dit aussi qu'un pâturage avec animaux générait sait un allègement fiscal). Quoiqu'il en soit, le propriétaire semble penser qu'il lui suffit de pourvoir ses chevaux en nourriture et en eau pour leur assurer le bien-être nécessaire. Par conséquent, ils n'ont bénéficié ni de dressage, ni de soins vétérinaires, ni d'entretien de leurs sabots ni d'autre attention particulière.
L'absence de dressage signifie que les chevaux sont pratiquement sauvages et donc l'impossibilité pour un maréchal-ferrant d'entretenir leurs sabots, intervention dont le propriétaire ne souhaite de toute façon pas assumer le coût. Comme il me l'a confié, le propriétaire s'estime trop vieux aujourd'hui pour entretenir ses chevaux et il a donc essayé de les vendre. Mais il n'a pas l'air de réaliser que personne n'achètera des chevaux non dressés, surtout vu l'état de leurs sabots.
Et c'est là que je débarque, cette imbécile d'Américaine qui propose de s'occuper bénévolement de ses chevaux, de leur trouver gratuitement une nouvelle maison et de le débarrasser d'un lourd fardeau sans débourser un centime ! Il ne lui a pas fallu longtemps pour saisir combien la situation tournait à son avantage. Il m'a fallu en revanche un certain temps pour le convaincre que ses chevaux n'étaient pas vendables, et que s'il souhaitait vraiment s'en défaire, il lui faudrait les donner. Et voilà comment j'en suis arrivée là, avec l'avenir de ces trois chevaux dans les mains.
Version française : isabelle boffelli
ibcom@sfr.fr